Derrière cette maison de santé prestigieuse transparaît la figure d’Auguste-Frédéric de Meuron, dit de Bahia. L’homme naît à Neuchâtel pendant l’été révolutionnaire de 1789. Son parcours est en adéquation avec son statut de fils d’une famille de négociants patriciens de la ville du début du XIXe siècle. Il passe les vingt premières années de sa vie dans son canton natal, où il se forme au négoce. À quinze ans, une fois ses études complétées, il entre comme apprenti dans le commerce familial jusqu’en 1809. Il quitte alors l’entreprise de Meuron, le temps de visiter l’Europe et les États- Unis, de séjourner successivement à Paris, en Angleterre et à New York. En 1817, il s’installe à Lisbonne dans une succursale de la maison de commerce de la famille1)Jeanneret, Frédéric Alexandre et James Henri Bonhôte, Biographie Neuchâteloise, t. 2, Le Locle, E. Courvoisier, 1863, p. 72.. Il est alors mandaté pour aller fonder un établissement marchand à Bahia, au Brésil. Sur place, le négoce passionne peu le jeune Auguste-Frédéric de Meuron. Il abandonne son poste dès que l’occasion se présente pour se lancer dans l’industrie du tabac en collaboration avec un proche ami. Après des débuts difficiles, la fabrique de tabac à priser qu’il dirige connaît un succès grandissant. Fort de sa réussite, de Meuron ouvre des succursales à Perambuco et Rio, et fait rapidement fortune2)Meuron, Guy de, op. cit., p. 20.. Il retourne alors définitivement en Europe et s’établit à Paris. Bien qu’installé en France, De Meuron conserve des liens forts avec son lieu d’origine, dont il a épousé l’une des ressortissantes, et qu’il visite régulièrement. C’est donc au profit de Neuchâtel qu’il décide de faire usage d’une partie de sa fortune dans les années 1840. Il engage alors des sommes considérables dans la construction d’un asile d’aliénés sur les rives du lac qui l’a vu naître.
Peinture à l’huile du Solar do Unhão à Salvador de Bahia (alors fabrique de tabac à priser, propriété de de Meuron) par François-René Moreaux
La démarche de Meuron et les raisons qui le poussent à entreprendre la construction d’un asile à Neuchâtel sont à la croisée d’un aliénisme philanthropique qui s’affirme autour de la Révolution française et de l’engagement continu de l’aristocratie neuchâteloise dans la gestion des problèmes de santé publique, une pratique héritée de l’Ancien Régime. Socialement, le projet d’un asile d’aliénés a d’abord une « fonction de réinsertion au sein de la notabilité neuchâteloise »3)Fussinger, Catherine, op. cit., p. 37. pour son fondateur. De Meuron n’est pas le premier à avoir utilisé le levier philanthropique d’une institution de santé publique pour réintégrer honorablement l’oligarchie de la ville après l’avoir quittée temporairement. Dans une position similaire, le négociant David de Pury4)1709-1786., enrichi par le commerce triangulaire, avait déjà fait rénover l’Hôpital de la ville de Neuchâtel au XVIIIe siècle pour se faire un nom à son retour en ville.5)Donzé, Pierre-Yves, Bâtir, gérer, soigner: histoire des établissements hospitaliers de Suisse romande, Genève, Georg, 2003, p. 127. Le projet de Préfargier s’apparente aussi intimement à celui de l’Hôpital de Pourtalès, fondé à la Maladière en 1808 par Jacques-Louis de Pourtalès, un riche négociant français descendant de réfugiés protestants, dont le souci était de se faire une place au sein de la bonne société neuchâteloise.
Ces projets hospitaliers sont parmi les derniers ancrages institutionnels d’une oligarchie qui a perdu son contrôle sur l’Etat.
L’influence des patriciens sur les institutions de charité et de santé publique à Neuchâtel remplit aussi une fonction politique. Ces projets hospitaliers sont parmi les derniers ancrages institutionnels d’une oligarchie qui a perdu son contrôle sur l’Etat. Les hôpitaux servent à perpétuer le pouvoir déclinant de patriciens en cette période de révolutions. La plupart des hôpitaux de Suisse romande « sont gérés par les oligarchies urbaines qui continuent d’en faire des instruments de leur pouvoir dans la société ». Neuchâtel et Préfargier n’échappent pas à cette tendance. Comme au XVIIIe siècle, « les membres des conseils d’administration et les hospitaliers sont toujours des ressortissants des familles dominantes »6)44 Ibid., p. 33.. La famille De Pury a la mainmise sur l’Hôpital de la Ville de Neuchâtel tout au long du XIXe siècle. Semblablement à ce qui se pratique à Genève, les familles aristocratiques de Neuchâtel écartées du pouvoir à la suite de la révolution de 1848 « se réfugient […] dans les institutions à caractère philanthropique »7)Ibid., p.126.. Cet engagement des notables du canton dans le domaine des institutions de soins arrange l’Etat neuchâtelois puisqu’il n’a pas à intervenir financièrement dans le système hospitalier jusque dans les années 1890. Bien que s’inscrivant dans la continuité des pratiques de l’aristocratie d’Ancien Régime, le projet d’asile d’aliénés défendu par De Meuron reflète aussi des engagements spécifiques de la première moitié du XIXe siècle.
Au niveau idéologique, la volonté du Neuchâtelois de mettre une partie de sa fortune au profit du bien-être de sa patrie fait écho au développement de la philanthropie entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle. De Meuron est décrit par ses contemporains comme un philanthrope actif : « [l]es pauvres s’apercevaient bien vite de [sa] présence à Neuchâtel et les sociétés de bienfaisance comptaient à coup sûr et pour beaucoup sur sa coopération »8)Jeanneret, Frédéric Alexandre, op. cit., p. 79.. De Meuron – suivant l’exemple du baron français de Gerando9)1772-1842. qui publie en 1839 De la bienfaisance publique, l’ouvrage de référence des philanthropes – fait partie des « personne[s] qui s’emploient à améliorer le sort matériel et moral des hommes »10)Définition tirée de Staël, Anne-Louise-Germaine de, De l’Allemagne, Genève, J.J. Paschoud, 1814., selon la définition des philanthropes par Madame de Staël. Il est un de ces nombreux bienfaiteurs qui dévouent leur temps ou leur argent « aux maux de l’humanité souffrante »11)Gerando, Joseph-Marie de, De la Bienfaisance publique, Paris, Jules Renouard & Cie, 1839, p. vii. dans les années 1830.
Philippe Pinel à la Salpêtrière par Tony Robert-Fleury
Toutefois, alors que la plupart de ses contemporains s’engagent principalement à aider les « pauvres », Auguste de Meuron met à profit sa fortune pour un problème différent : l’assistance aux aliénés. En cela, il se fait le promoteur à Neuchâtel de l’aliénisme, un courant d’idées et de pratiques médicales, morales et sociales né au tournant du XIXe siècle. Les hommes qui s’en réclament désirent réformer en profondeur la manière dont sont traités les aliénés mentaux. Représenté de manière mythique dans un tableau de 1876 de Tony Robert-Fleury qui montre le médecin Philippe Pinel retirant leurs chaînes aux aliénés parisiens de Bicêtre, l’aliénisme regroupe humanisation, approche médicale et moralisation du traitement de la folie dans le cadre d’un asile protecteur isolé. Concrètement, ces idéaux se traduisent de manière législative en France à travers la loi du 30 juin 1838 qui impose la construction, dans chaque département, d’un asile « spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés »12)Bulletin des lois de la République française, IXe série, t. 16, Paris, Imprimerie Nationale, 1838, p. 1005.. En raison du développement de l’aliénisme et de l’inscription législative de certains de ses principes, les années 1840 sont une période marquée par la construction de nombreux asiles en France comme dans d’autres parties de l’Europe.
La Maison de santé de Préfargier est directement rattachée à ce courant français de création d’asiles pour aliénés du premier tiers du XIXe siècle. L’établissement est élaboré en collaboration avec des aliénistes parisiens et en accord avec les théories d’architecture asilaire en vogue. De Meuron, après avoir fait établir une statistique des aliénés du canton par le médecin du roi Jacques-Louis Borel, qui fixe « à cent le nombre de malades devant être admis dans l’établissement »13)Fussinger, Catherine, op. cit., p. 38., fait appel à l’architecte parisien Pierre-Nicolas Philippon pour dessiner les plans du futur asile Neuchâtelois14)Meuron, Guy de, op. cit., p. 17.. Celui-ci lui a été conseillé par « deux éminents aliénistes Français, Guillaume-Marie-André Ferrus et Jean-Pierre Falret ». Philippon est un spécialiste des bâtiments publics. Il a déjà réalisé « les plans d’un asile panoptique d’après le programme de Ferrus »15)Fussinger, Catherine, op. cit., p. 38. en 1827. Inspiré par les conceptions de Falret sur les maisons d’aliénés, Philippon consulte aussi les aliénistes de Bicêtre, François Leuret et Félix Voisin, ainsi que le successeur d’Esquirol à Charenton, Achille-Louis Foville, pour élaborer les plans de l’asile neuchâtelois. Quelques-uns des aliénistes français les plus influents des années 1840 inspirent ou collaborent ainsi au projet de Préfargier.
Une maison d’aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales.
De par le rôle de ces hommes dans son organisation architecturale, la Maison de santé de Préfargier va apparaître comme un prototype de l’asile d’aliénés français des années 1840. Il est dans la ligne droite des idées d’Esquirol qui, dix ans avant l’inauguration de l’établissement, avait posé les règles d’un bon asile dans son traité Des maladies mentales. À plusieurs niveaux, Préfargier est une réalisation concrète de l’asile idéal d’Esquirol. Le respect des règles proposées par le célèbre aliéniste français est critique puisq’« [u]ne maison d’aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales »16)Esquirol, Jean-Etienne-Dominique, Des maladies mentales, t. 2, Paris, J-B Baillière, 1839, p. 398.. Suivant à la lettre ces recommandations, les architectes de Préfargier, Pierre-Nicolas Philippon assisté du neuchâtelois Louis Châtelain, portent une grande attention à l’emplacement de l’asile et à son organisation interne.
La Maison de santé de Préfargier est installée à quelques kilomètres de la ville de Neuchâtel, sur les rives calmes du lac, en accord avec l’exigence rousseauiste, posée par Esquirol, d’« un certain isolement et un environnement campagnard […] jugés nécessaires pour les patients »17)Fussinger, Catherine, op. cit., p. 40. Au niveau du plan de l’asile, la disposition de ses divisions tente d’organiser de la manière la plus rationnelle possible la répartition des aliénés selon la forme de leur maladie. De Meuron ne fait pas d’économies pour répondre à cette exigence onéreuse. En effet, plus le nombre de divisions est élevé, plus la construction coûte cher puisque chaque division doit être entièrement indépendante de ses voisines. Le bâtiment carré principal, édifié autour d’une cour centrale, est divisé entre les hommes à l’ouest et les femmes à l’est. Ces deux quartiers sont ensuite « répartis en cinq divisions […] en fonction du degré de nuisance »18)Ibid., p. 42., convalescents, tranquilles, gâteux, agités et furieux19)Meuron, Guy de, op. cit., p. 22.. Les aliénés agités et les cellules des furieux sont placés sur la face nord du bâtiment, à l’opposé de l’administration et des malades tranquilles ou des pensionnaires convalescents. Ce plan « paraît satisfaire à toutes les exigences d’une bonne classification »20)Fussinger, Catherine, op. cit., p. 42. en séparant bien les malades de chaque catégorie. En plus du nombre élevé de ses divisions et de son emplacement idéal, Préfargier se fait remarquer parce que « [l]es moyens de contraintes sont réduits au maximum ou habilement dissimulés »21)Ibid., p. 43.. Les murs qui entourent le domaine sont précédés d’un saut-de-loup, fossé dissimulé qui permet à la vue d’être ininterrompue et donne l’illusion d’un grand parc ouvert sur la nature. Préfargier se profile comme « un établissement entièrement neuf et dans un local très favorable »22)Ferrus, Guillaume Marie André, Des Aliénés, Paris, Chez Madame Huzard, 1834, p. 206., dont la construction est à la fois sûre, gaie et complète. C’est un asile idéal à l’image de ceux dont Jean-Étienne Esquirol, directeur de l’asile de Charenton, et Guillaume Ferrus, médecin de Bicêtre, rêvaient dans leurs traités des années 1830.
Jean-Étienne Dominique Esquirol
Alors que les asiles bâtis par l’Etat se doivent « d’être austères afin de montrer que les deniers publics n’étaient pas gaspillés », Auguste de Meuron engage sa fortune pour faire de Préfargier un « édifice de prestige »23)Fussinger, Catherine, op. cit., p. 37. qui doit exprimer avec clarté sa bienfaisance patriotique. Préfargier est la « maison de maître »24)Ibid, p. 41. philanthropique d’un citoyen éclairé. À l’occasion de son inauguration, le journal Le Neuchâtelois décrit Préfargier comme un « magnifique hospice »25)Meuron, Guy de, op. cit., p. 29. et un « bel édifice »26)Ibid., p. 30.. En 1852, le Journal de Genève qualifie Préfargier de « magnifique établissement »27)Journal de Genève, 07.04.1852, p. 1.. La qualité du « superbe édifice des plaines de Marin »28)Jeanneret, Frédéric Alexandre et Bonhôte, James Henri, Biographie Neuchâteloise, t. 2, Le Locle, E. Courvoisier, 1863, p. 79. – c’est ainsi que Préfargier est désigné dans la Biographie Neuchâteloise de 1862 – est encore soulignée vingt ans après son ouverture par l’inspecteur des établissements pour aliénés français Ludger Lunier. Celui-ci visite la grande majorité des asiles d’aliénés de Suisse et publie un compte-rendu de son voyage dans la revue française, les Annales médico-psychologiques, en 1867. Il y écrit que Préfargier est toujours «le plus remarquable [établissement] de la Suisse par son ensemble et plus encore peut-être par le soin avec lequel ont été exécutés les moindres détails »29)Lunier, Ludger, « De l’aliénation mentale en Suisse, étudiée au triple point de vue de la législation, la statistique, du traitement et de l’assistance » in Annales Médico-Psychologiques, 1867, p. 196. De son élégante architecture à son système de clés uniques en passant par ses sauts de loup, Préfargier s’affiche comme un des meilleurs asiles pour aliénés d’Europe. L’argent, les idées, les hommes et les efforts investis dans la construction de Préfargier en font un asile de référence au niveau helvétique et international durant les vingt années qui suivent sa fondation.
Lors de son ouverture, Préfargier se distingue des nombreux asiles construits en France à la même époque ou de son prédécesseur genevois parce qu’il est un établissement semi-privé. Entièrement financé et géré par la famille De Meuron, il échappe au contrôle de l’État qui le contraint seulement de s’occuper des malades sous le coup d’une demande légale d’internement. Il gardera ce fonctionnement tout au long du XIXe siècle, ce qui lui vaut d’être décrit à la fin du siècle par le médecin neuchâtelois Paul-Louis Ladame comme « un asile privé qui limite, suivant les volontés de son comité, le choix des admissions »30)Ladame, Paul-Louis, « Statistique des aliénés: spécialement à Genève et en Suisse », in Journal de statistique suisse, 29, 1893, p. 32.. Cette structure hybride est le résultat des événements politiques contemporains à l’inauguration de l’établissement. Auguste Frédéric de Meuron avait initialement prévu de faire don de l’établissement à l’Etat après sa construction. Cependant, en raison du changement de régime de 1848, le philanthrope revient sur sa décision et crée une fondation privée pour gérer l’asile. La révolution radicale rend difficile « l’étroite collaboration entre ce riche aristocrate royaliste et les autorités neuchâteloises »31)Fussinger, Catherine, op. cit., p. 38. puisque les membres des autorités politiques ne recoupent plus socialement et idéologiquement les hommes derrière Préfargier. Le Conseil d’Etat se voit tout de même réserver un siège de la Commission de Préfargier depuis sa fondation. De plus, dès 1879, l’internement des aliénés est régi par une loi cantonale qui met les établissements pour aliénés sous la surveillance de l’Etat : un médecin-inspecteur est chargé de les visiter et de rendre un rapport chaque année.
L’hôpital Pourtalès
La gestion administrative de la Fondation de Préfargier est prise en charge par une commission de neuf membres32)Meuron, Guy de, op. cit., p. 23. nommés à vie. Lorsque l’un de ses membres la quitte ou décède, sa place est réattribuée à la majorité des suffrages à la seule condition que « deux membres de la famille Meuron et un membre du gouvernement »33)Ibid., p. 24. siègent à la Commission en permanence. Comme dans le cas de l’hôpital Pourtalès, les membres de la commission « proviennent des familles aristocrates neuchâteloises liées entre elles et attachées à l’Ancien Régime»34)Donzé, Pierre-Yves, op. cit., p. 34-35.. La noblesse patricienne neuchâteloise s’y retrouve. Outre Auguste-Frédéric et Maximilien de Meuron, les familles De Marval, De Pury, De Coulon ou De Dardel y ont des membres. Cet organe se réunit annuellement à Préfargier lors d’une séance pendant laquelle le directeur rend un rapport sur le fonctionnement de l’établissement pendant l’année écoulée et les membres prennent les décisions sur l’avenir de l’établissement. Entre-temps, les affaires courantes sont réglées par un comité formé de trois membres qui inclut le président de la Commission. Pendant le mandat de Burckhardt, de 1882 à 1896, celui-ci est composé de Paul de Meuron, d’Alexandre de Dardel ainsi que de son frère Charles. Les hommes qui siègent dans ces deux organes – à l’exception du Conseiller d’Etat après la révolution radicale – se fréquentent hors de leurs obligations administratives. Ainsi, en 1881, les procès-verbaux des séances révèlent qu’ « une partie du Comité »35)ADP, 1881, p. 27. ne peut être présente car ces messieurs sont hors du canton « pour une absence (de chasse)». L’unité sociale de ces institutions explique que le développement de Préfargier corresponde aux idéaux politiques conservateurs et protestants de ce groupe d’hommes. L’identité du groupe est renforcée par les tensions larvées entre l’établissement et l’Etat républicain radical.
Ces tensions sont liées aux divergences d’opinion qui existent entre le gouvernement radical et les responsables royalistes de Préfargier. Les tensions sont visibles à travers la tendance qu’a l’Etat de vouloir utiliser à son profit l’institution, ou par son mépris de certaines des règles fondamentales de l’établissement. Ainsi, au milieu des années 1880, alors que Préfargier tente de trouver une solution à sa surpopulation, le Conseil d’État fait l’affront de demander l’internement des prisonniers dangereux dans les cellules de l’établissement. D’autre part, au milieu des années 1890, la fondation de Préfargier doit lutter devant les tribunaux contre un projet de ligne de chemin de fer. Durant les dernières années qu’il passe à la Direction de la Maison de Santé de Préfargier, Burckhardt participe au règlement des problèmes liés au passage de la ligne directe du train entre Neuchâtel et Morat sur le domaine de Préfargier. De plus, en octobre 1895, par le biais d’une lettre, le Conseil d’État tente de désigner son représentant pour siéger à la commission de Préfargier en remplacement de Robert Comtesse, conseiller d’Etat en charge du Département de l’Intérieur, sans l’accord de Préfargier. Un tel comportement agace les administrateurs de l’asile ; Comtesse se voit obligé de rectifier le tir en déclarant que la lettre incriminée « a été écrite par erreur »36)ADP, 1895, p. 265. et confirme aux membres de la Commission que « le Conseil d’Etat n’a pas à s’entretenir de la nomination d’un de ses membres à la Commission de Préfargier ». Il existe probablement aussi une certaine méfiance de l’État vis-à-vis d’un asile privé, dans la mesure où un tel lieu isolé suggère des abus ou des scandales potentiels. De telles craintes entraînent la mise sur pied de services d’inspection des hôpitaux et des asiles en Allemagne en même temps qu’à Neuchâtel37)Engstorm, Eric J., op. cit., p. 34.. Bien que généralement cordiales, les relations entre l’État et Préfargier ne sont pas sans tensions, comme ces quelques épisodes le révèlent.
Le 1er avril 1852, près de trois ans après l’ouverture de l’établissement, le fondateur de Préfargier, Auguste de Meuron, décède. Sa disparition ne met pas un terme à son influence sur Préfargier. La référence à son fondateur et à ses idéaux est omniprésente chez les administrateurs de l’asile tout au long du XIXe siècle. Un lien matériel, symbolique et idéologique durable entre Préfargier et son fondateur est établi après son décès : son corps est installé au centre du parc de l’asile et son esprit hante les séances de la commission.
À la pâle clarté de feux blancs», lors d’une cérémonie funèbre, tous les employés de l’établissement « en habits de deuil » accueillent la dépouille du patricien.
Peu de temps après avoir été inhumé au cimetière de la ville de Neuchâtel, le corps de de Meuron est transféré de manière permanente dans un tombeau au cœur du parc de la Maison de santé. «[À] la pâle clarté de feux blancs», lors d’une cérémonie funèbre, tous les employés de l’établissement « en habits de deuil » accueillent la dépouille du patricien. Selon le récit qui avait cours après le décès de Meuron, « chacun sentait que sa place était à Préfargier »38)Jeanneret, Frédéric Alexandre et al., op. cit., p. 79.. Au-delà du corps d’Auguste-Frédéric de Meuron, son esprit – les principes de sa pensée – continue de participer à la bonne marche du lieu. Invoqué par les administrateurs de Préfargier, il continue à guider les décisions de la commission jusqu’à la fin du siècle. Pour preuve, la rhétorique utilisée dans les débats entres les membres des instances de direction est marquée par un rappel fréquent des volontés supposées du défunt fondateur. Dans le cadre des séances, lors de prises de décisions sur l’avenir de la maison de santé, il est d’usage d’évoquer le souvenir d’Auguste de Meuron pour soutenir certaines positions.
Ainsi, lors d’un débat sur les orientations que doit prendre Préfargier en 1887, le directeur Gottlieb Burckhardt associe ses positions à « l’esprit du fondateur ». En opposition, Auguste Châtelain défend les siennes en évoquant « les intentions du fondateur ». Le chef du Département de l’Intérieur Comtesse conclut en affirmant qu’« il est convaincu que la subvention [décidée] est une œuvre que le fondateur eût sanctionnée ». Toute pratique qui se développe au sein de la Maison de santé doit donc être considérée comme obéissant à un respect de l’esprit de son fondateur, en restant entre les « bornes que […] prescrivent la prudence et les traditions »39)ADP, 1887, p. 151-164.. Les idéaux de bienfaisance aristocratique de de Meuron, régulièrement rappelés par les administrateurs de Préfargier, continuent de régir le fonctionnement de l’asile bien après son décès. La voix du chapelain de l’établissement qui, lors des funérailles d’Auguste De Meuron, s’adresse « aux administrateurs et employés » pour les exhorter à « redoubler de zèle dans l’accomplissement de leur tâche pour soutenir la prospérité bienfaisante de l’établissement » et « les œuvres de [la] judicieuse charité »40)Jeanneret, Frédéric Alexandre et al., op. cit., p. 79. de son fondateur semble encore résonner dans les têtes des administrateurs de Préfargier des années 1880.
Jeanneret, Frédéric Alexandre et James Henri Bonhôte, Biographie Neuchâteloise, t. 2, Le Locle, E. Courvoisier, 1863, p. 72.
2.
⇑
Meuron, Guy de, op. cit., p. 20.
3, 23.
⇑
Fussinger, Catherine, op. cit., p. 37.
4.
⇑
1709-1786.
5.
⇑
Donzé, Pierre-Yves, Bâtir, gérer, soigner: histoire des établissements hospitaliers de Suisse romande, Genève, Georg, 2003, p. 127.
6.
⇑
44 Ibid., p. 33.
7.
⇑
Ibid., p.126.
8.
⇑
Jeanneret, Frédéric Alexandre, op. cit., p. 79.
9.
⇑
1772-1842.
10.
⇑
Définition tirée de Staël, Anne-Louise-Germaine de, De l’Allemagne, Genève, J.J. Paschoud, 1814.
11.
⇑
Gerando, Joseph-Marie de, De la Bienfaisance publique, Paris, Jules Renouard & Cie, 1839, p. vii.
12.
⇑
Bulletin des lois de la République française, IXe série, t. 16, Paris, Imprimerie Nationale, 1838, p. 1005.
13, 15, 31.
⇑
Fussinger, Catherine, op. cit., p. 38.
14.
⇑
Meuron, Guy de, op. cit., p. 17.
16.
⇑
Esquirol, Jean-Etienne-Dominique, Des maladies mentales, t. 2, Paris, J-B Baillière, 1839, p. 398.
17.
⇑
Fussinger, Catherine, op. cit., p. 40
18.
⇑
Ibid., p. 42.
19.
⇑
Meuron, Guy de, op. cit., p. 22.
20.
⇑
Fussinger, Catherine, op. cit., p. 42.
21.
⇑
Ibid., p. 43.
22.
⇑
Ferrus, Guillaume Marie André, Des Aliénés, Paris, Chez Madame Huzard, 1834, p. 206.
24.
⇑
Ibid, p. 41.
25.
⇑
Meuron, Guy de, op. cit., p. 29.
26.
⇑
Ibid., p. 30.
27.
⇑
Journal de Genève, 07.04.1852, p. 1.
28.
⇑
Jeanneret, Frédéric Alexandre et Bonhôte, James Henri, Biographie Neuchâteloise, t. 2, Le Locle, E. Courvoisier, 1863, p. 79.
29.
⇑
Lunier, Ludger, « De l’aliénation mentale en Suisse, étudiée au triple point de vue de la législation, la statistique, du traitement et de l’assistance » in Annales Médico-Psychologiques, 1867, p. 196
30.
⇑
Ladame, Paul-Louis, « Statistique des aliénés: spécialement à Genève et en Suisse », in Journal de statistique suisse, 29, 1893, p. 32.
32.
⇑
Meuron, Guy de, op. cit., p. 23.
33.
⇑
Ibid., p. 24.
34.
⇑
Donzé, Pierre-Yves, op. cit., p. 34-35.
35.
⇑
ADP, 1881, p. 27.
36.
⇑
ADP, 1895, p. 265.
37.
⇑
Engstorm, Eric J., op. cit., p. 34.
38, 40.
⇑
Jeanneret, Frédéric Alexandre et al., op. cit., p. 79.
39.
⇑
ADP, 1887, p. 151-164.
Où il est raconté comment et pourquoi Gottlieb Burckhardt trépana six patients pour les "guérir" de leur psychose à la Maison de Santé de Préfargier, Neuchâtel, Suisse, à la fin du 19e siècle.